10 novembre 1918 : Le drapeau rouge flotte sur Strasbourg

Le 29 octobre 1918, les marins des navires de guerre de la base de Kiel refusent d’aller mourir pour « l’honneur » des officiers. C’est le début des mutineries de Kiel et d’un processus révolutionnaire dans toute l’Allemagne. A Stuttgart, le 4 novembre, un conseil ouvrier, constitué après une grève générale, se déclare prêt à signer la paix au nom du Wurtemberg et réclame l’abdication de Guillaume II. Le 6 novembre, des conseils d’ouvriers et de soldats contrôlent non seulement Kiel mais  aussi Lübeck, Brunsbüttel, Hambourg, Brême et Cuxhaven. A Munich, le 7 novembre, Kurt Eisner, membre de l’USPD (Parti Social-Démocrate Indépendant), appelle la foule à prendre le contrôle de la ville : les points stratégiques de Munich sont rapidement pris sans rencontrer de résistance de la part de la troupe. Le lendemain, le conseil d’ouvriers, de paysans et de soldats constitué lors de l’insurrection porte à sa présidence Kurt Eisner, qui proclame la « République socialiste de Bavière » ; le roi de Bavière Louis III prend la fuite. Le 9 novembre, le soulèvement atteint Berlin, où Karl Liebknecht proclame la Libre République Socialiste d’Allemagne.

Drapeau rouge sur la cathédrale de Strasbourg

Drapeau rouge sur la cathédrale de Strasbourg

L’Alsace-Lorraine, alors sous domination allemande, n’échappe pas à la vague révolutionnaire. Et ce d’autant plus que parmi les marins insurgés de Kiel, beaucoup sont originaires d’Alsace-Lorraine. Aussi, ils réquisitionnent deux trains pour rentrer chez eux. Didier Daeninckx note dans son article : « Le 8 novembre, la population de Strasbourg apprend la proclamation de la République des conseils de Bavière. Le lendemain, des milliers de manifestants envahissent la place Kléber pour acclamer les premiers détachements de marins arrivés du nord de l’Allemagne. Des dizaines d’officiers sont dégradés en public. Un train d’insurgés est bloqué au pont de Kehl, et un commandant loyaliste fait ouvrir le feu. Le soldat Fir est abattu. Ses camarades prennent le contrôle de la ville jumelle de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin, puis traversent le fleuve« .

Charles Spindler, dans « L’Alsace pendant la guerre 1914-1918« , relate la peur chez les bourgeois dans son journal le 9 novembre : « C’est aujourd’hui samedi, et je suis attendu chez mon ami Georges à la Robertsau. A la fin du dîner, un des comptables, la figure toute décomposée, vient nous annoncer que la révolution est à Kehl, qu’on s’est battu près du pont pour empêcher les délégués du Soldatenrat de Kiel de passer, mais que l’émeute a triomphé. Les marins sont en route pour Strasbourg et probablement déjà arrivés. Mon ami n’est pas sans inquiétude : au lieu des Français, nous allons avoir des Conseils de soldats et Dieu sait à quels excès ils vont se livrer. L’unique chose qui pourrait nous sauver ce serait de hâter l’arrivée des Français« .

Déjà, sur le front des Vosges, soldats allemands et français fraternisent et manifestent avec le drapeau rouge. A Saverne, les soldats se mutinent. Soldats et ouvrières qui arborent le drapeau rouge organisent des conseils à Haguenau, Colmar, Mulhouse, Sélestat, Saverne, Guebwiller, Metz, Schiltigheim, Bischwiller, Molsheim, Erstein, Neuf-Brisach, Thionville, Sarreguemines, etc. Les mines sont occupées à Knutange. A Algrange, Hagondange, Rombas, des grèves sauvages éclatent.

A Colmar le Conseil des Ouvriers et des Soldats siège à la mairie, et le futur Feldmaréchal Rommel viendra s’y plaindre des vexations dont sont victime ses officiers. A Metz, le Conseil siège à l’hôtel de ville sur lequel flotte un drapeau turc dont on a passé le croissant au minium pour en faire un drapeau rouge.

Didier Daeninckx relate les souvenirs de Joseph Fisch, père d’un délégué mineur des potasses d’Alsace, sur le soulèvement à Neuf-Brisach : « Quand j’ai été mobilisé, en 1917, je travaillais aux fortifications du Vieil Armand. Le 9 novembre 1918, on nous a rassemblés pour nous envoyer sur le front de l’Est. On a fait étape à Neuf-Brisach. Là, il y avait un rassemblement de six-mille soldats. La première chose que  j’ai vue, c’est un officier supérieur allemand dégradé devant tout le monde, obligé de rendre son épée et ses distinctions. L’atmosphère était surchauffée. La foule entonnait des chansons populaires pleines de joie. Certains chantaient des airs révolutionnaires. La manifestation parcourait la ville et dès qu’on rencontrait un gradé, on l’arrêtait et on disait: « Hop là, donne tes galons, sinon tu prends une claque ». Après, ce qu’on a eu en tête les copains et moi, c’était de ficher le camp le plus vite possible, et rentrer chez nous, à Soultz. Quand on est arrivé, le 10, on est tombé sur un défilé qui venait de la gare, musique en tête. La population de Soultz portait en triomphe Richard Heisch. C’était un responsable socialiste internationaliste, libéré de prison sous la pression du Conseil de Colmar. Heisch était tenancier de bistrot. Il a pénétré dans son troquet et, hop là, il a sauté sur une table et harangué les soldats allemands pour les appeler à partir, pour la paix entre les peuples. J’avais dix-huit ans, je n’oublierai jamais ces journées-là. »

Proclamation de la République des Conseils à Strasbourg, 10 novembre 1918

Proclamation de la République des Conseils à Strasbourg, 10 novembre 1918

Les conseils de travailleurs et de soldats se multiplient à Strasbourg. Les travailleurs revendiquent la liberté de presse et d’expression, la levée de la censure sur le courrier, le droit de manifester. Les prisons ouvrent leurs portes et les conseils se rendent maîtres des bâtiments publics. Une trentaine de commissions organisent la vie quotidienne (transport, finances, ravitaillement, démobilisation, justice…) et toutes les marques d’autorité comme les insignes et les grades sont supprimés. La ville se hérisse de drapeaux rouges dont l’un va même flotter sur la flèche de la cathédrale. Sur les affiches qui couvrent les murs de Strasbourg, on peut lire: « Nous n’avons rien de commun avec les Etats capitalistes ; notre mot d’ordre est : Ni Allemands, ni Français, ni neutres. Le drapeau rouge a triomphé. »

Par neutres, les travailleurs dénoncent la volonté d’une fraction de la bourgeoisie locale d’une Alsace indépendante. Sous la pression, le 10 novembre 1918, le président du conseil des ouvriers et secrétaire du syndicat des ouvriers brasseurs Rebholz, proclame la République socialiste. Le drapeau rouge flotte sur la cathédrale.

Pour la bourgeoisie allemande, le mot d’ordre devient « Plutôt français que rouge ». Dans la bourgeoise française, on s’inquiète que « les idées bolcheviques aient pu contaminer l’armée française ; cela peut amener la révolution en France ». Jacques Peirotes maire social-démocrate de Strasbourg écrit secrètement au grand quartier général français et demande aux généraux de « hâter leur arrivée à Strasbourg, la domination des rouges menaçant de prendre une fin tragique ».

Son appel est entendu. Les troupes françaises ne devaient prendre l’Alsace que le 25 novembre, mais l’état major se précipite. Le 17 novembre, l’armée française prend le contrôle de Mulhouse, le 22 novembre, c’est Strasbourg qui est occupée par l’armée française. Le drapeau tricolore remplace le drapeau rouge qui flottait sur la cathédrale. L’armée française se précipite tout de suite au palais de Justice où se tenaient les réunions des conseils. Les agitateurs sont expulsés et les organisations ouvrières placées sous contrôle. Tous les décrets sociaux sont annulés : pour les autorités françaises, les conseils d’ouvriers et de soldats n’ont jamais existé. Le militarisme français remplace le militarisme prussien, et la bourgeoisie retrouve ses privilèges.

Mais ce court pouvoir ouvrier en Alsace montre qu’au-delà des haines chauvines et des nationalismes, même après quatre ans de boucherie, le mot d’ordre « Prolétaires de tous les pays, unissons-nous » peut devenir réalité lorsque la classe ouvrière se met à se battre pour ses propres intérêts. Ce court pouvoir ouvrier en Alsace reste un exemple porteur d’avenir partout où le militarisme et le nationalisme ensanglantent des régions entières, un exemple porteur d’avenir aussi pour tous ceux et toutes celles qui n’en peuvent plus de l’oppression capitaliste, un exemple porteur d’avenir pour un monde sans misère ni exploitation, sans guerre ni haine chauvine, le socialisme.

3 réponses à “10 novembre 1918 : Le drapeau rouge flotte sur Strasbourg

  1. Merci pour cet article (que je songeais a écrire). Oui, la Fensch et ses alentours ont connu des conseils ouvriers. Etant d’Hayange, je tente de faire revivre ces souvenirs – et les reactualiser dans de nouveaux conseils.

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  2. A reblogué ceci sur communismefenschet a ajouté:
    Voila un article qui concerne directement nogetre vallée, à un moment où le nationalisme du FN fait parler de lui chez nous. Il y a 96 ans, le drapeau rouge flottait. C’est encore possible aujourd’hui.

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