Mai / juin 1945 en Allemagne : La « Freie Republik Schwarzenberg »

Si on a encore aujourd’hui tendance à voir l’Allemagne de 1933 à 1945 comme un pays entièrement nazifié, force est de constater qu’on trouvait encore en 1945, après des années d’un régime de terreur, des militantes et des militants issus du mouvement ouvrier capables de lancer des insurrections pour mettre tenter de mettre le plus vite possible un terme à la guerre comme en Haute-Bavière en avril 1945. Dans la région de  Schwarzenberg, située dans les Monts Métallifères de Saxe, pendant 42 jours, ce sont les comités d’action anti-fasciste qui ont exercé le pouvoir.

Carte de la "zone non-occupée" autour de Schwarzerberg

Carte de la « zone non-occupée » autour de Schwarzerberg

Cette petite région autour de Schwarzenberg, d’une vingtaine de kilomètres de Aue au nord à Johanngeorgenstadt au sud et d’une trentaine de kilomètres d’Ouest en Est, n’était, lors de la capitulation sans condition du IIIème Reich le 8 mai 1945, occupé ni par l’armée américaine ni par l’armée soviétique. Les raisons pour lesquelles cette zone n’a pas été occupée restent soumises à différentes interprétations et débats entre historiens. Vingt-et-un villages et villes se trouvaient dans cette zone non-occupée.

Dès la mi-avril 1945, alors que la fin du régime hitlérien est proche, des militants antifascistes  constituent des organisations unitaires prêtes au combat si les nazis tentent de prolonger la guerre à l’approche des troupes alliées. Ainsi, à Stollberg, un « comité antifasciste prolétarien » se créé le 13 avril 1945 à l’initiative de Hilde Riedel, comité de coordination entre différents groupes anti-nazis et qui compte parmi ses responsables les militants W. Riedel, H. Bley, G. Gräbner,E. Dittmann, E. Jacob, A. Scheffler, K. Stemmler, G. Junghanns, A. Grätz, et F. Reuther.  Le 16 avril, les troupes américaines prennent la ville de Wilkau-Haßlau, à environ 200 kilomètres au nord-ouest de Aue, sans combat. En effet, une manifestation des femmes de la ville force la direction nazie à cesser les combats et à se rendre aux troupes américaines. A Zwicau, 25 kilomètres environ au nord de Aue, un comité d’action antifasciste de 39 personnes est constitué, comité qui comporte six militants du KPD (Parti Communiste d’Allemagne) et six militants du SPD (Part Social-Démocrate d’Allemagne). Des conseils d’entreprises sont constitués dans l’ensemble des usines de la ville.

La fin proche et désormais certaine du régime nazi n’empêche pas le maintien de la terreur fasciste dans les zones qui restent sous contrôle des hitlériens. A Wernesgrün, 800 déportés des camps annexes de Flossenburg situés à Johanngeorgenstadt et Lengenfeld sont regroupés pour être transférés dans une marche de la mort vers la Tchécoslovaquie, huit déportés sont exécutés le 13 avril. A Eibenstock, 44 déportés sont fusillés par la SS le 14 avril. A Schönheide, les habitants qui veulent donner à boire à une colonne de déportés sont violemment repoussés par les SS. Le 20 avril, deux travailleurs forcés soviétiques sont exécutés à Aue par les nazis. Dans la forêt de Brünlos (à une vingtaine de kilomètres au nord de Aue), les SS fusillent le 22 avril 1945 Gerda Uhlig, fille des propriétaires de l’hôtel Goldener Adler, parce qu’elle avait dit que la guerre n’avait pas de sens. A Neuoelsnitz, la famille du tenancier de la brasserie Reich est massacrée par la SS. La maison servant d’infirmerie pour des prisonniers de guerre, la famille avait protesté contre les brutalités commises par les SS. A Schlema, 83 déportés sont massacrés par la SS dans l’après-midi du 27 avril puis 18 prisonniers soviétiques fusillés dans la soirée. Des affiches nazies appellent régulièrement à dénoncer les « éléments défaitistes » et menacent de représailles et de mort ceux qui auraient des discours « défaitistes ». Ainsi, le 7 mai 1945 encore, à Aue, une affiche des nazis annoncent que « la lutte contre le bolchévisme continue » et menacent ceux qui, à l’approche des troupes américaines, pendraient des drapeaux blancs à leurs fenêtres.

Le 8 mai, l’Allemagne nazie capitule sans condition. Mais le 9 mai, aucune troupe américaine ou soviétique ne vient occuper la région autour de Schwarzenberg. Des comités d’action antifasciste sont constitués dans plusieurs quartiers à Schwarzenberg, comités qui s’attendent à une arrivée rapide des troupes alliées… qui ne viennent pas. Aussi, le 11 mai, dans un foyer ouvrier du quartier de Bermsgrün, une quinzaine de travailleurs se regroupent et décident de mobiliser la classe ouvrière pour briser les structures restantes du régime nazi. Une réunion de militants du SPD et du KPD est également convoquée à l’initiative du militant communiste Willy Irmisch. Le militant communiste Paul Korb se souvenant de cette réunion raconte : « Comme ni les Ricains ni les Soviets ne venaient et que la ville continuait à être sous direction fasciste, sous la domination du maire, du conseil, de la police et du parti des nazis, nous nous sommes dit : maintenant c’est nous-mêmes qui devons agir ». A 21 h 30, 120 travailleurs occupent la mairie de  Schwarzenberg, désarment la police et dégagent le maire nazi. Les troupes américaines qui étaient venues à Aue quittent la ville le même jour.

Un comité d’action antifasciste est constitué pour prendre la direction de la ville à Schwarzenberg. Il est composé entre autre de Helene Scheffler (KPD), Willy Irmisch (KPD), Willy Krause (KPD), Hermann Schlemmer (SPD), Paul Korb (KPD) et Georg Schieck (SPD). Parmi les membres du comité, nombreux sont les militants ouvriers de longue date. Helene Scheffler, employée de commerce née en 1907, est membre du KPD depuis 1927 et élue municipale en 1932. Arrêtée en 1933, elle a été condamnée à 2 ans et 9 mois de prison pour haute trahison puis a connu les camps de concentration. Willy Irmish, vendeur né en 1898, est membre du KPD depuis 1920 et a été incarcéré en 1933 au camp de concentration de Zschorlau puis au chômage jusqu’en 1938. Willy Krause, peintre en bâtiment né en 1883, a rejoint le SPD en 1908, puis l’USPD en 1919 (Parti Social-Démocrate Indépendant) et enfin le KPD en 1920. Élu municipal de 1920 à 1933, il a été incarcéré à plusieurs reprises pour ses activités communistes, et est à partir de 1923 le secrétaire du Parti Communiste à Schwarzberg. Il est incarcéré en 1933-1934. Hermann Schlemmer, imprimeur né en 1894, adhère au SPD en 1913 et sera incarcéré au camp de concentration de Zschorlau. Paul Korb, ouvrier né en 1904, a rejoint la KJVD (Fédération des Jeunesses Communistes d’Allemagne) en 1921 et le KPD en 1930. Plusieurs fois arrêté pour activités communistes, il sera incarcéré au camp de concentration de Sachsebourg en 1933 et condamné à 18 mois de prison en 1934. Georg Schieck, serrurier né en 1899, rejoint le KPD en 1919 puis le SPD en 1930. Comme on le voit, c’est bien un comité de militants ouvriers qui s’empare de la direction de la ville le 11 mai 1945.

Ces travailleurs se fixent les priorités de leur mission : assurer le ravitaillement de la population, s’assurer que des antifascistes se trouvent à tous les postes de direction et la mise en place d’une police antifasciste. Dans la nuit, le chef de la Gestapo, le responsable local du NSDAP et le chef nazi de la sécurité sont arrêtés. Willy Krause témoigne que lors de l’arrestation, on n’a pas touché à un cheveu de ces responsables nazis, considérant qu’ils devraient plus tard être jugés par les tribunaux compétents pour leurs crimes.

Le 11 mai également, un Comité d’Action se crée à Schneeberg et prend la mairie. A Stollberg, des antifascistes avaient déjà pris le contrôle de la ville le 7 mai et le 9 mai à Aue.

A Raschau aussi, un comité antifasciste prend le contrôle de la ville. Le 14 mai, le Comité d’Action Antifasciste de Raschau publie une déclaration à la population de la ville qui proclame : « Le joug du Reich de Mille ans proclamé par les nazis s’est effondré comme un château de cartes. » Décrivant le terrible bilan des douze années de pouvoir du NSDAP en Allemagne, des millions de morts, de blessés, de veuves et d’orphelins causés par la guerre, de la terreur contre les opposants par « les prisons, pénitenciers, camps de concentration et exécutions », la déclaration appelle la population à se rassembler au sein du Comité d’Action Antifasciste pour reconstruire la société. Dans la nuit du 14 au 15 mai, un Comité d’Action Antifasciste prend également le contrôle de la ville à Johanngeorgenstadt. Une déclaration à la population de la ville publiée le 15 mai annonce la dissolution de l’ancienne police et la mise en place d’une police antifasciste.

Ces différents comités antifascistes ont à assurer trois tâches essentielles et particulièrement difficiles : Démanteler et désarmer les différentes structures nazies, arrêter les criminels fascistes ; assurer l’ordre dans une situation chaotique et enfin assurer le ravitaillement de la population. Si la région autour de Schwarzenberg a été plutôt épargnée par les combats et les destructions, à la population locale s’ajoute des réfugiés de toute sorte, familles qui ont fuit les bombardements dans les régions limitrophes, soldats démobilisés, travailleurs forcés et anciens déportés libérés, et, dans cette masse de réfugiés se cachent aussi des criminels nazis qui tentent de s’enfuir. Ainsi, un rapport du 18 juin indique qu’à Schwarzenberg, en plus des 12.000 habitants, on trouve 6.000 réfugiés qui ont fuit les bombardements, 2.000 travailleurs forcés libérés et un millier de soldats blessés dans les écoles. Toute la production est désorganisée par les années de guerre, et la région, minière, ne produit que peu de nourriture. Même la reprise de la production minière est difficile : 5.000 mineurs de la région sont tombés ou ont été grièvement blessés au front et les travailleurs forcés qui les remplaçaient ont fuit avec la chute du régime nazi. Dans les campagnes, des fermes sont victimes de pillages par des soldats démobilisés. Et, si le IIIème Reich s’est effondré, il reste des fanatiques nazis qui pensent continuer le combat. Jusqu’au début du mois de juin 1945, des combats ont opposés la police antifasciste et des nazis fanatiques dans les forêts autour de Schwarzenberg et Sosa. C’est donc dans ce contexte particulièrement difficile que les comités antifascistes prennent le contrôle de vingt-et-un villages et villes de la région.

Ainsi, dès le 15 mai, des antifascistes de Raschau prennent les armes pour aller désarmer et démanteler un camp des Werwolf (groupe de fanatiques nazis constitués par le régime pour terroriser la population à la fin de la guerre et continuer une guérilla fasciste après la chute du régime) dans les environs de Schwarzenberg. C’est aussi le 15 mai que le comité antifasciste organise la première distribution de nourriture pour la population à Schwarzenberg. A Tellerhauser, les antifascistes arrêtent le responsable nazi Mutschmann et le livrent à l’armée rouge qui stationne non loin du village.

Le 16 mai, une proclamation signée Irmisch, qui exerce les fonctions de maire au nom du comité d’action antifasciste à Schwarzenberg, donne les grandes lignes des premières tâches à accomplir. Il y est d’abord expliqué que l’ancien maire et son équipe sont démis de leurs fonctions puisqu’il est impensable que la direction de la ville « reste aux mains de ceux qui étaient au service du Troisième Reich », il y est affirmé que « la période n’est pas à l’élaboration de nouvelles lois et aux grands discours » mais que « toutes les lois nationales-socialistes sont abrogées ». Pour faire face au dénuement et à la faim qui touchent la population, des règles strictes sont mises en place contre le marché noir (et même le libre marché) de la nourriture et d’autres produits de premières nécessités. Un autre décret publié le même jour déclare que tous les biens appartenant au « NSDAP dissous et aux organisations associées» appartiennent à la communauté. Aussi toute personne qui aurait pris certains de ces biens « qu’elle l’ait volé ou reçu en cadeau » doit le remettre avant le 17 mai 18 heures aux services de la mairie.

A Raschau, un décret du Comité d’Action Antifasciste proclame « le pouvoir des nazis haïs est brisé », et ordonne la remise de toutes les armes avant 18 heures, ordre qui vise expressément « les anciens adhérents du NSDAP et des organisations qui lui sont liées ».  Ce même décret interdit les pillages « sous toutes leurs formes » ainsi que le port d’uniformes (à l’exception des uniformes de la police antifasciste, de la poste ou des chemins de fer).

Dans la plupart des villes et villages, on commence également à retirer les noms de rue rappelant le nazisme et à remettre à leur place les anciens noms. Ainsi, à Aue, le décret suivant est publié le 22 mai 1945 : « Avec application immédiate, les rues suivantes sont renommées : Dr.-Todt-Straße en Wettinerstraße, Reinhard-Hendrich-Straße en Lindenstraße, Horst-Wessel-Straß en Hubertusstraße, Friedrich-Loeper-Straße en Am Plan, Adolf-Hitler-Straße en Poststraße, Adolf-Hitler-Brückein en Bahnhofsbrücke, Herbert-Norkus-Straße en Hohe Straße, Mutschmann-Straße en Reichsstraße, Schlageterstraßein en Röntgenstraße, Hans-Schemm-Platz en Platz vor der Warte,Dietrich-Eckart-Straße en Brunnenstraße, Immelmannstraßein en Robert-Koch-Straße, Hindenburgstraße en SchneebergerStraße, Zschorlauer Straße de Lange-Bad à la sortie de la ville en Sonnentalet la  Langemarckstraße en Sonnenstraße ».  A Raschau, un décret du 18 mai oblige de remettre aux autorités avant le 22 mai 17 heures, tous les uniformes, drapeaux, symboles, etc. du NSDAP et des organisations qui lui étaient liées comme la Jeunesse Hitlérienne. A Schwarzenberg, le 19 mai, on imprime en surimpression le château de la ville sur les timbres postes pour cacher le portait de Hitler. Le 1er juin, le comité antifasciste régional publie un décret menaçant « des plus sévères punitions » la diffusion de propagande nazie.

Timbres utilisés à Schwarzenberg

Timbres utilisés à Schwarzenberg

Mais au-delà de la destruction du vieil appareil nazi, les comités antifascistes doivent résoudre la difficile question du ravitaillement. Les différents comités de villes se regroupent au niveau de la région le 26 mai avec Oskar Schieck, de Schwarzenberg, comme secrétaire. La question essentielle de cette première réunion est celle du ravitaillement de la population. Hugo Grummt est ainsi mandaté pour demander de l’aide à l’armée soviétique. Dans sa lettre du 26 mai adressée au commandant de l’armée rouge, rappelle les combats de la classe ouvrière de la région « contre le fascisme et ses soutiens » et les luttes de 1918, 1920, 1921, 1923 et des années 1930, et que « plusieurs centaines de camarades de la région sont passés par les prisons, les pénitenciers et les camps de concentration pour leurs prises de position contre le fascisme » puis décrit la situation alimentaire. La ration hebdomadaire par personne et de 1.700 grammes de pain, 100 grammes de viande, 25 grammes de graisse et environ un kilo de pommes de terre au maximum. A la date de la lettre, il ne reste assez de farine que pour encore une semaine de rations de pain et il n’y a déjà plus de pommes de terre et autres légumes. Et malgré les difficultés et les rations insuffisantes, les comités parviennent à livrer régulièrement le minimum vital à la population, grâce aux réquisitions réalisées dans les réserves des organismes nazis. Il est à noter que si les comités poussent les réfugiés, soldats démobilisés et prisonniers libérés valides à retourner dans leurs villes d’origine, faute de nourriture suffisante, les blessés sont pris en charge et le 21 juin, un décret régional déclare : « les enfants étrangers qui sont privés des soins de leurs parents doivent être pris en compte pour la distribution de nourriture et les soins au même titre que la population allemande ». Parmi les réalisations des comités, on doit aussi noter la remise en état de la distribution d’eau, de gaz et d’électricité ainsi que de la voie de chemin de fer qui traversait la région.

Au-delà des décisions et réalisations pris dans une situation d’urgence par les comités, ils tentent et réussissent à mobiliser la population. Ainsi, à Aue, des comités sont également élus pour prendre le contrôle des principales entreprises. A Schneeberg, une Fédération des Jeunes Antifascistes est constituée pour mobiliser et regrouper les jeunes de 16 à 20 ans. A Beierfeld, une assemblée antifasciste se réunit le 11 juin dans la salle de l’entreprise Hermann et c’est à peine si tout le monde peut y assister par manque de places.

Le 26 juin, les troupes soviétiques prennent possession de la région de Schwarzenberg. Les comités antifascistes leur remettent le pouvoir et sont dissous. Pour les militants qui animaient ces comités, l’arrivée de l’armée soviétique est vue comme un soulagement. Leur but n’avait en effet jamais été de créer une « Libre République de Schwarzenberg », le nom d’ailleurs de Freie Republik Schwarzenberg n’est apparu qu’en 1984 avec le roman « Schwarzenberg » de l’écrivain Est-allemand Stefan Heym, roman qui n’a été publié qu’en 1990 à Berlin, le régime stalinien voyant dans cette mise en avant d’une forme de démocratie de base une critique de la bureaucratie. En 1945 par contre, les militants qui animaient les comités ne s’étaient jamais posé la question du nom de la région qu’ils contrôlaient, trop absorbés par l’urgence des immenses tâches qu’ils avaient à accomplir. Contrairement aux conseils des années 1918-1919, le but des comités antifascistes n’était pas d’établir les bases d’une future république socialiste allemande.

Plaque commémorative de la „Freien Republik Schwarzenberg“

Plaque commémorative de la „Freie Republik Schwarzenberg“

Il n’empêche que, pendant 42 jours, dans cette région de Saxe, sans l’aide militaire des Soviétiques ou des Américains, des militants ouvriers allemands ont pris le contrôle des villes  et villages et réussi à désarmer et à briser les restes de l’appareil nazi, à arrêter un certain nombre de criminels fascistes et à assurer tant la sécurité que le ravitaillement de la population. Cela montre qu’en 1945, malgré douze ans de terreur nazie, il restait au sein de la classe ouvrière allemande assez de militants énergiques et influents pour réaliser ces tâches.

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