Au tribunal du Havre, le retour du « délit de solidarité » avec les sans-papiers

Le Monde, 28 août 2013 :

Le prévenu qui s’avance à la barre du tribunal correctionnel du Havre, mardi 27 août, semble un peu sonné. Pas seulement à cause de ses 70 ans : Léopold Jacquens, ancien dessinateur industriel chez Renault, militant associatif depuis près de quatre décennies et détenteur d’un casier judiciaire vierge, pensait sans doute ne jamais avoir affaire à la justice.

Le parquet du Havre reproche pourtant à cet élégant retraité d’avoir établi, en 2011 et 2012, deux fausses attestations d’hébergement en faveur d’une Congolaise sans-papiers d’une cinquantaine d’années. L’objectif : qu’elle puisse ainsi déposer une demande de titre de séjour. Des poursuites ont été engagées pour « fausse déclaration par personne physique ». « Les faits sont graves », martèle François Pucheus, procureur de la République adjoint, pour qui ce procès est celui d’un homme « prêt à tout et n’importe quoi pour sa cause ».

Tassés sur les bancs et excédés par quatre heures d’attente dans la salle des pas perdus, une centaine de militants de la Ligue des droits de l’homme, d’Amnesty International, mais aussi l’ancien évêque d’Evreux Jacques Gaillot. Ils s’agacent. Pour eux, cette affaire signe surtout le retour du délit de solidarité, qui permettait de poursuivre un Français ayant « tenté ou facilité » le séjour de sans-papiers sur le territoire, et a été abrogé le 31 décembre 2012. Le prévenu l’a bien compris, et plaide « l’humanisme ». « Quand j’ai rencontré cette femme à une permanence de la Croix Rouge, elle était malade. Pour poursuivre ses soins au Havre, elle avait besoin de cette attestation. »

« DANS MON ESPRIT, JE SERVAIS DE BOÎTE AUX LETTRES »

M. Jacquens l’assure, il a longtemps domicilié des sans-papiers pour diverses associations comme France terre d’asile. « Dans mon esprit, je servais de boîte aux lettres, c’est tout. » Un premier document est délivré en mars 2011. M. Jacquens croise « de temps en temps la dame ». Puis un deuxième, en janvier 2012, lui est demandé. Il ignore alors qu’en juin 2011, la sous-préfecture du Havre a adressé un courrier à la police aux frontières, faisant part de doutes sur la domiciliation de la demandeuse, qui dispose d’attaches familiales en Île-de-France.

Le 25 mars 2012, il reçoit chez lui la visite de la police, qui constate que la femme n’y vit pas. Ce que M. Jacquens reconnaît d’emblée auprès agents qui l’interrogent. Deux mois plus tard, il refusera l’offre d’un délégué du procureur de mettre fin aux poursuites contre une amende de 250 euros par fausse attestation. « Pourquoi ce refus ? », interroge le président. « C’est arbitraire de punir les gens qui aident les autres », fait valoir le prévenu, obstiné, qui se trouve donc convoqué, plus d’un an plus tard, au tribunal correctionnel.

Le ministère public veut montrer l’exemple. « La fin ne justifie pas les moyens », assène François Pucheus, qui requiert une amende de 800 euros. Et avertit M. Jacquens de la « perte de crédibilité » qu’il fait courir à sa cause. Brouhaha de mécontentement parmi les responsables associatifs.

Mais la plaidoirie de Me Mary, qui entend « tordre le cou à la pénalisation de l’aide aux sans-papiers », va leur redonner espoir. « Si vous condamnez M. Jacquens, vous condamnez la moitié de la salle ! Par zèle, on cherche à créer un nouveau délit », accuse-t-il, avant de s’excuser pour son « emportement ». Le jugement a été mis en délibéré au 3 octobre. Le prévenu encourt un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende. Quant à la grande absente de l’audience, la femme sans-papiers que M. Jacquens a voulu aider, elle n’a toujours pas de titre de séjour.

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