Privatisations en Bosnie : l’interminable requiem de l’Holiday Inn de Sarajevo

Le Courrier des Balkans, 6 juillet 2014 :

Cela devait être « la privatisation la plus réussie » de la Bosnie-Herzégovine d’après-guerre. Au contraire, la justice bosnienne a prononcé, le 6 juin dernier, la faillite légale de l’hôtel Holiday Inn, symbole des JO de 1984 et du siège de Sarajevo. Derrière ses façades jaune et ocre se cachent les méfaits d’une décennie de gestion criminelle, orchestrée par la banque Hypo Alpe Adria.

Hajro a l’air désespéré, alors qu’il termine son café dans la hall de l’hôtel presque désert. Il vient d’interrompre son long récit sur l’histoire de l’interminable crise de l’Holiday Inn. « J’espère que ça ira mieux », soupire-t-il, « mais honnêtement, je n’ai aucune illusion. Et pourtant, nous avons tout pour redevenir l’un des meilleurs hôtels de Bosnie-Herzégovine. Quand on a ouvert, on était à l’avant-garde, les meilleurs de toute l’ancienne Yougoslavie. Maintenant, on a tout perdu ». Construit à la veille des Jeux Olympiques d’hiver de 1984, l’hôtel Holiday Inn était destiné à l’élite de la société yougoslave. Au fil des trente dernières années, comme le rappelle un récent article d’Hélène Despić-Popović dans ’Libération’, il est aussi devenu l’un des symboles les plus connus de Sarajevo : durant la guerre, il a d’abord été le quartier-général de Radovan Karadžić et des nationalistes du Parti démocratique serbe (SDS), avant de devenir celui de la presse internationale tout au long du siège.

En dépit d’un passé si illustre, toutefois, l’Holiday Inn pourrait devenir aussi le symbole, pour les Sarajéviens, de toutes les erreurs et de toutes les fraudes de l’après-guerre, des privatisations criminelles et des méfaits de leur classe politique. Hajro, qui a commencé à travailler ici dès 1984, il a traversé toutes les phases de l’histoire de l’hôtel. « Je devrais partir à la retraite dans quelques mois, mais je ne peux pas le faire. L’administration n’a pas payé mes cotisations sociales ces trois dernières années ». Les 140 employés de l’hôtel n’ont pas reçu leurs salaires de novembre 2013 à mai 2014. Et le 6 juin dernier, la justice bosnienne a décidé la mise en faillite de l’établissement. Selon Hajro et ses collègues, cela va un peu mieux depuis : « au moins, nous avons recommencé à recevoir nos salaires, même s’ils sont faibles ». Pour les mensualités en retard, il faudra encore attendre : l’administration doit trois millions de marks (1,5 millions d’euros) à ses créanciers. « Mais surtout, les comptes sont contrôlés par les tribunaux, ils ne peuvent plus faire ce qu’ils veulent », explique Hajro.

L’histoire d’une privatisation frauduleuse

L’histoire de la privatisation de l’Holiday Inn, qui avait été saluée par les médias bosniens comme un grand succès, est en réalité la chronique d’une descente aux enfers, qui illustre de façon exemplaire les fraudes perpétrées contre les citoyens bosniens.

Tout commence en novembre 2003, quand l’entreprise de construction autrichienne Alpha Baumanagement, propriété de Jakob Keuss, achète l’Holiday Inn. Pour prendre possession de l’immeuble, Keuss doit payer 44 millions de KM (22 millions d’euros) avant la date limite de 105 jours. Pour trouver l’argent nécessaire, il se rend à la banque autrichienne Hypo Bank, où il obtient un financement de 36 millions de francs suisses (environ 30 millions d’euros) grâce à une hypothèque sur… l’Holiday Inn. Le 18 mars 2004, Keuss conclut le contrat de financement avec Hypo Bank. L’agence pour les privatisations reçoit l’argent le 25 mars. C’est un véritable miracle comptable, accompli aussi grâce à la bienveillance du président de l’Agence de privatisation du Kanton Sarajevo, Rifet Đogić. Keuss réussit à acheter l’Holiday Inn grâce à une hypothèque sur un immeuble que, formellement, il ne possède pas.

« C’était une manœuvre criminelle », lâche Dragana Pilipović, la présidente de l’Union syndicale des travailleurs de l’Holiday Inn. « Baumanagement, grâce au financement obtenu par Hypo Bank, avait déjà tiré du profit de l’achat de cet immeuble. Après, ils n’ont rien fait pour relancer la structure ». Selon le contrat conclu avec l’agence de privatisation, Keuss devait garder tous les employés de l’hôtel, et investir 500.000 euros pour moderniser le bâtiment, ce qu’il ne fera jamais. En fait, la société autrichienne et le nouveau directeur de l’hôtel, Senadin Fetahagić, annoncent la décision de lancer un projet pharaonique, le Grand Media Centar Sarajevo, pour une valeur totale de 170 millions d’euros, qui ne verra jamais le jour. En revanche, chaque mois, Senadin Fetahagić transfère des centaines de milliers d’euros des comptes de l’hôtel à ceux de Keuss, sans donner aucune justification plausible.

« Pendant des années », disent aujourd’hui les employés du Holiday Inn, « l’administration a pu travailler au mépris de la loi. Ils déclaraient seulement une partie de leurs profits, et ils faisaient disparaitre le reste. L’hôtel avait du travail et les affaires marchaient très bien, pourtant nous étions toujours dans le rouge ». La situation se précipite en février 2014, quand les employés décident d’interrompre leur travail. « L’administration ne nous a pas payé les cotisations sociales pendant trois ans », dénonce Hajro, « cela signifie que nous n’avons pas le droit de bénéficier de la sécurité sociale et nous ne pouvons pas nous faire rembourser nos consultations médicales. Nos salaires ont été réduits de 25% et, à partir du mois d’octobre, nous n’avons plus été payés ».

Les employés ont cherché deux fois à organiser des grèves « légales », c’est-à-dire en concertation avec leur employeur, mais toutes leurs tentatives se sont révélées inutiles. « Bref, on a décidé de commencer une grève spontanée. Nous avons occupé le lobby de l’hôtel, personne n’a travaillé pendant des semaines ». C’est peut-être le moment plus dur de l’Holiday Inn, après la période de la guerre. Comme les factures ne sont pas payées, l’immeuble ne reçoit plus de gaz et les ordures s’entassent autour de la structure.

« Ici, on était les propriétaires »

A mi-avril, les employés de l’Holiday Inn ont finalement réussi à porter plainte contre l’administration et à demander le début d’une procédure de faillite. « C’était la seule façon », souligne Dragana Pilipović, « il fallait obliger l’administration à payer les salaires en retard ». Les démarches légales, toutefois, sont très compliquées. Les inspecteurs nommés par le tribunal ont accès aux documents comptables, mais n’arrivent à contacter aucun membre de l’administration. Keuss ne réagit pas à l’action de la justice bosnienne. Personne du conseil d’administration ne vient travailler dans l’immeuble et le directeur, Fetahagić, se dit malade. Au début de juin, Nedim Memić, le curateur nommé par le tribunal, est attaqué par des inconnus qui menacent sa famille. Il décide de présenter sa démission et de renoncer à sa tâche.

L’avenir de l’Holiday Inn demeure incertain. Les employés vivent au jour le jour, en espérant qu’une solution définitive (et peut-être une nouvelle administration) pourra être trouvée après l’été. « Quand je repense qu’avant la guerre, nous avions une partie de l’hôtel, je n’arrive pas à le croire », murmure Hajro. « Désormais, l’Holiday Inn est condamné. Nous ne sommes plus compétitifs, nous ne pouvons pas résister face à la concurrence des nouveaux hôtels qui ont ouvert ces dernières années. Les gens qui ont assez d’argent vont à l’hôtel Europa, à l’hôtel Bristol… ». Le lobby désert semble donner raison à l’ancien travailleur. Les jours où les grands du monde yougoslave venaient ici sont terminés. L’Holiday Inn, jadis symbole de Sarajevo, rejoint lentement la galerie des fantômes de la capitale bosnienne.

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